Remarque : il est à noter que notre étude a été réalisée sur des contenants en verre ; nous verrons plus tard que cette précision est importante.
A. Nucléation
La naissance de la bulle*1 est appelée nucléation. Il existe deux types de nucléations.
La nucléation homogène*2 correspond à une nucléation spontanée. Tout d'abord, la loi de Laplace nous indique qu'une microbulle ne peut passer au stade de bulle que si elle dépasse son rayon critique :
ΔP = 2γ / R Avec ΔP en Pa et R en m
ΔP = Pchampagne – Ppoche soit ΔP = 6.0×105 – 1.0×105 = 5.0×105 Pa
γ la tension superficielle du champagne : γ = 5.0 × 10-2 N.m-1
R le rayon d'une microbulle
5.0×105 = (2×5.0×10-2) / R soit R = (2×5.0×10-2) / 5.0×105 = 2.0×10-7 m soit 0.20 µm
Le rayon calculé est le rayon critique pour lequel une microbulle devient une bulle. Néanmoins, la notion de microbulle suppose que son rayon est inférieur au rayon critique, c'est-à-dire à 0.20 µm. La loi ci-dessus nous indique que plus R diminue, plus ΔP augmente, donc plus la sursaturation augmente. Cette-dernière étant proportionnelle à la concentration massique (loi de Henry), cela voudrait dire que la concentration massique augmenterait, ce qui est impossible. De plus, lesinteractions*3 de Van der Waals, qui assurent la cohésion*4 de la matière, nous expliquent qu'il faudrait une quantité d'énergie trop importante pour qu'une microbulle se crée sans éclater (il faudrait briser les liaisons des molécules). Cédric Voisin, docteur en mécanique des fluides, a mesuré dans sa thèse le taux de nucléation homogène : il est de 10-868551, soit quasiment nul. La nucléation homogène est donc seulement théorique car impossible en pratique.
La nucléation est donc hétérogène*5, c'est à dire qu'elle est provoquée. Il existe trois types de nucléation hétérogène. La première est la « nucléation classique » ; lors de celle-ci, la bulle se forme sur un corps solide (souvent la surface du contenant : verre, cristal,...). Cette nucléation se révèle impossible selon la loi de Young, trop complexe pour être explicitée ici. La seconde nucléation hétérogène est dite « pseudo-classique » ou « semi-classique » : les bulles se créent à partir de poches d'air déjà existantes dont le rayon est inférieur au rayon critique de la microbulle. La dernière nucléation possible, dite « non-classique » repose sur le même principe que la nucléation hétérogène semi-classique, l'unique différence étant que lors d'une nucléation hétérogène non-classique, les poches d'air ont un rayon supérieur au rayon critique de la bulle. Le principe de ce phénomène est simple : des poches d'air sont retenues par le liquide et attirent le CO2.
Les scientifiques ont longtemps cherché l'origine des sites de nucléation des bulles. La première raison trouvée est la présence d'anfractuosités*6 dans le verre ; ces défauts piègent l'air lors du transfert du liquide de la bouteille à la flûte. Cependant, les verres sont maintenant réalisés de manière industrielle et ne présentent donc pratiquement aucun défaut. Pourtant, le champagne présente toujours des bulles. Comment expliquer cela ? Le chercheur Gérard Liger-Belair a prouvé que le phénomène de bullage est principalement du à la présence de fibres de cellulose*7. On peut facilement expliquer cette présence : en effet, les verres peuvent être essuyés avec des torchons, ou être placés près de matières textiles, ou même être « contaminés » par l'air, qui transporte une importante quantité de fibres. Enfin, les bulles peuvent être formées par des cristaux de tartre, qui peuvent aussi emprisonner l'air entre le verre et le liquide.
Le taux de bulles dues aux anfractuosités est quasi nul car la qualité du verre est pratiquement parfaite ; les cristaux de tartre représentent 5 à 10 % des sites de nucléation des bulles. Nous allons donc nous concentrer sur les fibres de cellulose, qui représentent 90 à 95 % des sites de nucléation.
Nous avons donc mis en place plusieurs expériences pour montrer l'impact*8des fibres de cellulose. Nous avons versé du champagne dans un verre stérile*9, puis dans un verre regroupant des conditions normales (qui nous a servi de témoin), et enfin dans un verre essuyé préalablement par un torchon. Théoriquement, nous devions donc obtenir un champagne non-effervescent pour le verre stérile et un champagne très effervescent pour le verre essuyé au torchon.
Comme nous pouvons le voir, l'expérience du verre stérile n'a pas eu les résultats espérés; cependant, cette expérience a été menée en salle stérile au laboratoire de l'université de Reims et le champagne obtenu était tranquille. Nous en avons donc déduit que notre environnement d'expérience n'était pas assez stérile.
La fibre de cellulose piège une poche d'air lors du versement. Or, la pression de cette poche correspond à la pression atmosphérique de l'air en extérieur, c'est-à-dire ~ 1.0 bar. La pression est donc largement inférieure à celle du liquide. Le champagne est sursaturé en CO2 : ce gaz va chercher à occuper la poche d'air, qui n'est pas sursaturée en CO2 . La pression de la poche augmente, donc son volume augmente. Lorsque la poche atteint son rayon critique (0,20 µm), elle se libère d'une partie de son volume sous forme de bulle, qui débute alors son ascension. La partie restante dans la fibre servira à nouveau de site de nucléation. M. Liger-Belair a mesuré dans ses travaux que le phénomène d'éjection dure en moyenne 4 millisecondes et le phénomène de rupture moins d'une milliseconde, ce qui correspond à la formation de 10 bulles par seconde en moyenne. On remarquera que la fréquence de bullage diminue avec le temps, ce qui est parfaitement logique car la concentration massique diminue également (cette fréquence*10 est comprise entre 1 et 30 Hz à l'ouverture).
Les fibres de cellulose ont un rayon compris en moyenne entre 5.0 et 10.0 µm : il est donc largement supérieur au rayon critique. La nucléation qui a lieu ici est donc la nucléation hétérogène non-classique.
Nous avons vu que le rayon critique est inversement proportionnel à la pression (loi de Laplace) ; or la loi de Henry énonce que la pression est proportionnelle à la concentration massique. Le rayon critique est donc inversement proportionnel à la concentration massique. Lors de l'ouverture de la bouteille, la concentration massique diminue car le CO2 s'échappe du liquide. Le rayon critique augmente donc avec le temps, ce qui a pour conséquence de rendre la nucléation des bulles de plus en plus difficile. Cette explication permet de comprendre le fait qu'après une dizaine de minutes, les bulles ne sont plus visibles dans un verre de champagne.
Bulle*1 : petite quantité d’air, de gaz, de vapeur qui prend la forme sphérique dans un liquide ou dans une matière en fusion (verre, métal) ou solidifiée
Homogène*2 : formé d’éléments de même nature
Interaction*3 : influence réciproque de deux phénomènes
Cohésion*4 : force qui unit les molécules d’un corps
Hétérogène*5 : composé d’éléments de nature différente
Anfractuosité*6 : cavité profonde ou irrégulière; défaut dans le verre
Fibre de cellulose*7 : particule tubulaire creuse présente notamment sur les tissus
Impact*8 : choc, collision
Stérile*9 : sans aucun germe microbien
Fréquence*10 : caractère de ce qui se produit souvent, à intervalles réguliers